8chan et la culture de la mort sur le web | Radio-Canada (2024)

Une image restera à jamais gravée dans ma mémoire et explique parfaitement la culture de la mort qui s'est développée sur le web. C'est une capture d'écran du fil de discussion sous la publication de Brenton Tarrant, le tueur de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, diffusée sur 8chan quelques minutes avant d'aller tuer 49personnes dans deux mosquées.

«Les amis, c'est le temps d'arrêter le sh*tposting [publication de blagues offensantes sur le web] et d'aller faire un effort dans la vraie vie», écrivait-il, soulignant sa «longue route» sur le site. Il annonçait alors qu'il allait mener une attaque, diffusée en direct sur Facebook. Il incluait des liens vers son «manifeste», vers des photos de ses armes et vers son compte Facebook. La vidéo de la tuerie allait choquer la planète entière et mener à une plus large discussion sur la radicalisation en ligne.

Sur 8chan, par contre, la réaction a été tout autre.

Les premiers commentaires ne prenaient pas trop au sérieux la déclaration de Tarrant. Certains se demandaient s'il s'agissait d'un larp, d'un jeu de rôle, d'une blague. D'autres ironisaient en déployant des mèmes populaires sur le site, lui souhaitant bonne chance. Puis, petit à petit, la communauté a compris que Tarrant était parfaitement sérieux. Certains jubilaient. «Brenton Tarrant est un putain de héros», a écrit l'un d'eux, en illustrant son propos d'une photo d'AdolfHitler.

D'autres étaient choqués, ou du moins n'approuvaient pas le fait que Tarrant ait diffusé son acte sur le site. «C'est complètement dérangé. Ça sera la mort de 8chan», avait écrit un internaute. «C'est pas dérangé, c'est très drôle», lui avait répondu un autre. Certains s'affairaient à télécharger et à conserver la vidéo de l'attaque et le manifeste du tueur pour les diffuser plus largement.

De façon sous-jacente, il y avait une certaine tension, une fébrilité, presque une fierté. 8chan venait de déborder dans le vrai monde, et il était possible de visionner en direct les conséquences d'une radicalisation qui mijotait à petit feu depuis des années. La réaction naturelle, lorsqu'on voit un homme abattre froidement des êtres humains, dont des enfants, c'est d'être dégoûté. Chez certains qui participaient au forum, où la déshumanisation côtoie le nihilisme, c'était du divertissem*nt.

Des expulsés du web

Le fondateur de 8chan, Frederick Brennan, a plusieurs fois affirmé qu'il regrettait d'avoir créé le site, en2013.

Dimanche soir, après la tuerie dans un Walmart d'ElPaso, où 22personnes ont été tuées, M.Brennan a ouvertement appelé à la fermeture du site. Cette attaque avait aussi été annoncée sur 8chan par un tueur qui a affirmé s'être inspiré de Christchurch. Quelques heures plus tard, l'entreprise Cloudflare, qui protégeait le site de cyberattaques, annonçait qu'elle ne lui offrirait plus ses services. Le site n'était plus accessible peu de temps après.

Certains diront: trop peu, trop tard. D'autres affirmeront qu'il s'agit d'une atteinte à la liberté d'expression. Quoi qu'il en soit, même si 8chan devait disparaître (ce qui n'est pas certain, puisque son propriétaire affirmait déjà avoir trouvé une autre entreprise pour remplacer Cloudflare), la culture de la mort qui le sous-tend existerait toujours sur le web. Les gens qui s'y conforment trouveront un autre endroit sur le web où se rencontrer.

On a tendance à oublier que les utilisateurs les plus extrémistes de 8chan sont en quelque sorte des expulsés du web. Ils ont investi 8chan après qu'un autre site semblable, 4chan, eut décidé de modérer de façon un peu plus serrée les discussions dans son forum. Ces utilisateurs s'étaient d'ailleurs retrouvés sur 4chan lorsque le populaire réseau social Reddit avait décidé de bannir le forum portant sur Gamergate, un mouvement de trollage misogyne lancé en2014 et qui a largement donné naissance à ce que nous appelons aujourd'hui l'alt-right.

À mesure que ces sites apportent des restrictions, les usagers les plus radicaux migrent vers des plateformes de plus en plus obscures et de moins en moins modérées.

Certains néonazis que j'épie conseillent d'ailleurs à leurs acolytes de quitter 8chan au profit de salles de clavardage privées et chiffrées. Là, les discussions sont pratiquement impossibles à surveiller. Sur Discord, par exemple, un système de communication pour adeptes de jeux vidéo, les discussions se font parfois de vive voix et ne sont pas enregistrées, ne laissant donc aucune trace.

On peut avoir l'impression qu'il n'y a donc rien à faire, que ces extrémistes trouveront tant bien que mal des plateformes où étaler et propager leur haine. C'est pourtant le cas depuis les tout débuts du web. La nature décentralisée d'Internet fait en sorte qu'on réussira toujours à entrer en contact avec d'autres gens comme nous, quel que soit notre niveau d'extrémisme. Il n'y a là rien de nouveau.

Couper les liens avec le reste du web

Si on peut maintenant parler d'une crise, par contre, c'est que, justement, ces endroits sombres ont réussi à se frayer un chemin dans le mainstream, à atteindre des auditoires non radicalisés. On ne se lève pas le matin en se disant subitement qu'on voudrait rejoindre un forum néonazi. La plupart des gens ne sauraient même pas comment les trouver. La radicalisation est un procédé qui s'articule en exposant son sujet à des contenus de plus en plus extrêmes.

Les extrémistes ne séduisent pas un jeune homme mécontent en lui présentant immédiatement du contenu nazi. Ils commencent par lui montrer du matériel choquant, provoquent chez lui des questionnements. Ils l'invitent par la suite à passer au prochain niveau, à plonger dans du contenu un peu plus extrême. Petit à petit, à chaque échelon gravi, le radicalisé abandonne un peu plus de son humanité.

Les forums néonazis existeront toujours, mais ce sont les connexions entre ce monde obscur et le web plus généraliste qui devraient être surveillées de près et empêchées.

À ce titre, les grandes plateformes que sont Facebook, Twitter et YouTube devraient faire quelques remises en question, comme le suggère d'ailleurs une enquête du site d'investigation Bellingcat sur le processus de radicalisation.

Le journaliste Robert Evans a examiné des conversations fuitées provenant de salles de clavardage néonazies privées sur le service Discord. Il s'est intéressé aux publications où les utilisateurs décrivaient leur propre cheminement dans la radicalisation. Des 75utilisateurs examinés, la moitié d'entre eux ont affirmé avoir été radicalisés sur YouTube(Nouvelle fenêtre). C'est ce site, et non des blogues néonazis ou des forums comme 8chan, qui a été cité le plus souvent comme point de départ de la radicalisation par ces néonazis.

Ces discussions avaient lieu dans un forum privé et les utilisateurs se croyaient en toute sécurité, loin des regards des journalistes ou des autorités. Ils étaient entre amis, avec des camarades eux aussi radicalisés. Ils n'avaient aucune raison de mentir à propos de leur propre cheminement. Il faudrait peut-être commencer à les croire.

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